La fabrique des contre-mondes : du soupçon légitime au délire collectif

Du doute pluriel au soupçon démesuré, notre humanité navigue sur une ligne de crête fragile. Le doute est salutaire lorsqu’il incite à interroger le réel et à se protéger des illusions. Mais poussé à l’extrême, il se déforme en soupçon généralisé et finit par engendrer ces récits complotistes qui séduisent par leur cohérence trompeuse. Nous croyons alors exercer notre esprit critique, alors même que nous basculons dans un contre-monde où tout devient signe, intention et manipulation.



Je doute. J’aime douter et je suis fier de le faire. Le doute est sans doute l’une des armes les plus précieuses dont nous disposons : il nous empêche d’avaler les récits tout faits, de nous soumettre aveuglément à l’évidence et, évidemment, de céder à la facilité du prêt-à-penser. Mais le doute n’est pas toujours un outil d’émancipation. Il peut aussi devenir une prison. Il y a le doute qui ouvre l’esprit et celui qui l’enferme. Le doute qui stimule la réflexion et celui qui immobilise. Et puis il y a ce doute ultime, perverti, qui ne cherche plus à comprendre mais à rejeter : le doute qui bascule dans le délire pour s’inscrire dans ce terme que j’ai décidé d’utiliser pour l’illustrer : les contre-mondes. Ce texte vient d’un désir de réunir toutes ces théories jugées farfelues — des plus amusantes aux plus inquiétantes — pour interroger ce qu’elles révèlent, non pas tant sur le monde, mais sur notre manière d’y croire ou de ne pas y croire.

I. Le doute comme point de départ

Ainsi, pour moi, le doute est la base de la réflexion et de l’évolution réflexive. Sans lui, pas de pensée critique, pas de science, pas de remise en question. Mais il y des manières de douter. Comme je l’évoquais, j’en vois trois :

Le doute salutaire

Il est la vigilance de l’esprit. On parle alors de doute socratique. Pour Socrate, philosophe du Ve siècle avant J.-C., le doute n’est pas un état de paralysie mais bien au contraire une méthode pour accéder à la vérité. Il pratique ce que l’on appelle la maïeutiquedu grec μαιευτική (maieutikê) qui signifie « l’art d’accoucher » et utilisé comme métaphore. Au lieu d’asséner des réponses à ses interlocuteurs, Socrate posait des questions déstabilisantes pour les forcer à reconnaître ce qu’ils ne savaient pas. Son mot d’ordre était « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. » J’aime beaucoup cette vision qui lie à la fois la curiosité et l’humilité ; l’inverse absolu de l’ultracrépidarianisme, celui qui parle au-delà de son domaine, en somme. Pour Socrate, penser ainsi n’est pas une résignation mais une invitation à chercher, à examiner et, surtout, à ne rien prendre pour acquis. Le doute salutaire est également la base de la méthode scientifique, celle qui questionne, vérifie et recoupe. Ce doute ne nie pas la vérité mais cherche avant tout à la consolider. C’est ce doute qui nous permet d’éviter d’avaler les mensonges, les manipulations ou les illusions.

Le doute paralysant

Ce doute, résultat d’une indécision maladive, apparaît lorsqu’il devient excessif ; il étouffe. Trop de questions, trop d’options, pas assez de réponses. Alors que le doute devrait nous aider à mieux choisir — en vérifiant, en comparant —, il finit par empêcher toute décision : on ne tranche jamais. On parle parfois d’analysis paralysis. Je l’ai surtout rencontré dans le monde du jeu de société stratégique, où chaque joueur dispose d’un grand nombre d’options à son tour. Le phénomène surgit quand l’un d’eux veut explorer toutes les possibilités, calculer chaque conséquence, anticiper tous les coups adverses… Résultat : il immobilise la partie et se perd dans un arbre de décisions infini. Cette paralysie s’explique par la volonté d’optimiser, la pression compétitive, la complexité du jeu ou encore le tempérament anxieux de certains joueurs. Mais dans le jeu comme dans la vie, l’excès d’analyse ne garantit pas de meilleures décisions : au contraire, il empêche parfois de jouer — ou d’agir — tout court. On retrouve ce doute stérile bien au-delà du jeu : dans les choix de carrière, les relations ou même devant l’écran d’un Netflix saturé d’options, il traduit l’impossibilité de décider quand tout semble à la fois possible et insuffisant.

Le doute délirant

Enfin, et c’est ce doute qui m’intéresse le plus ici, c’est le basculement vers un doute dit délirant. Le doute délirant n’implique plus l’art de questionner, mais génère la conviction que tout est faux, que rien n’est fiable et que derrière chaque discours se cache un mensonge. C’est le doute radical qui ne construit plus, mais détruit — et qui finit par inventer ses propres “vérités” alternatives. On en arrive là quand l’incapacité à supporter l’incertitude conduit à préférer une illusion cohérente à un réel fragmenté.

Filtres du doute : quand nos biais fabriquent la suspicion

Ce sujet sur le doute me permet d’évoquer, une fois encore, ces fameux biais cognitifs et autres mécanismes de protection ou de déformation mentale qui orientent notre rapport au réel. Nous n’observons pas le monde tel qu’il est : nous l’interprétons à travers des filtres qui nous rassurent ou nous inquiètent. On peut, tout d’abord, évoquer le biais de négativité, issu de la psychologie cognitive et évolutionniste et théorisé par Paul Rozin et Edward Royzman en 1995, qui nous pousse à accorder plus de poids au danger qu’au réconfort. Voici un exemple caractéristique : mieux vaut retenir la fois où une baie a été toxique que les dix fois où elle a été comestible. Dans nos sociétés médiatisées, ce biais se traduit par une focalisation disproportionnée sur les scandales, mensonges et erreurs. Le doute rationnel se renforce… jusqu’à parfois se figer en méfiance de principe.

On peut aussi évoquer le sociologue allemand Ulrich Beck, connu principalement pour son livre La société du risque (Risikogesellschaft, 1986, traduit en français en 2001). Son concept est centré sur l’idée que les sociétés industrielles modernes ne produisent pas seulement des richesses ou du progrès, mais aussi des risques globaux et invisibles tels que le nucléaire, la pollution, les catastrophes écologiques, les pandémies et j’en passe. Ces risques ne sont pas directement perceptibles par nos sens, nous devons faire confiance aux experts et aux institutions pour les mesurer, les prévenir et, bien sûr, les gérer. Cette dépendance à l’expertise entraîne une fragilisation de la confiance où la moindre erreur ou contradiction scientifique nourrit le doute, voire la suspicion. Le doute socratique, philosophique donc, ou individuel bascule vers un doute collectif face aux institutions censées nous protéger. Dans cette société du risque, les citoyens vivent dans l’incertitude permanente où les récits officiels semblent toujours susceptibles de cacher un danger ou un mensonge.

Il y a, conjointement à la société du risque, une crise polymorphe de l’expertise. Ce concept a été abordé par Pierre Rosanvallon, dans son ouvrage La Légitimité démocratique, mais aussi par Harry Collins et Robert Evans, sociologues des sciences, dans leur ouvrage Rethinking Expertise où ils étudient le brouillage entre expertise scientifique et opinion profane. Ainsi, autrefois, journalistes, enseignants ou vulgarisateurs scientifiques faisaient office de médiateurs fiables entre savoir et grand public. Aujourd’hui, leur légitimité est contestée : accusations de partialité, dépendance économique, politisation. Et je le comprends bien : je suis moi-même le premier à regarder un médecin avec suspicion lorsqu’il me prescrit tel médicament plutôt qu’un autre. En parallèle, Internet a ouvert la parole à tous. Résultat : chacun peut se proclamer expert — on retrouve ici encore ce fameux biais de l’ultracrépidarianisme— et certains parviennent à imposer leur autorité, parfois plus efficacement que les institutions elles-mêmes, notamment sur les réseaux sociaux. Cette mise à plat des sources brouille les repères : l’expert ne vaut plus forcément mieux que l’influenceur et le citoyen ne sait plus à qui accorder sa confiance. Le doute se généralise, mais il se diffuse désormais sans hiérarchie de crédibilité.

Enfin, il y a aussi ce que l’on appelle l’épistémologie naïve : cette confusion tenace qui consiste à croire que si la science ne sait pas tout, alors elle ne sait rien. On peut ramener cette idée à Karl Popper qui évoquait l’importance de la réfutabilité et du caractère toujours provisoire du savoir scientifique ou à Thomas Kuhn qui explique que la science avance par révolutions de paradigmes. Dans ce concept, les zones d’incertitude, normales dans toute démarche scientifique, deviennent prétextes à balayer l’ensemble du savoir. Elle transforme l’incomplétude normale du savoir en suspicion radicale. Autrement dit : là où un scientifique voit des zones d’ombre à explorer, le complotiste y voit une faille béante où loger sa théorie. Ce glissement illustre parfaitement comment le doute salutaire (admettre que tout n’est pas encore prouvé) peut devenir doute délirant (rien n’est vrai).

II. Franchir le gouffre : du soupçon au contre-monde

Le choix de parler d’un contre-monde est assumé. Pour vous expliquer un peu d’où il vient, le terme de « contre-monde » a déjà été utilisé dans des registres variés : pour désigner l’univers poétique de l’écrivain Jean Giono, le refuge transcendantal de la philosophie critique, ou encore, chez le sociologue Didier Lapeyronnie, les quartiers relégués perçus comme séparés du reste de la société. Le phénoménologue Michel Henry l’emploie même pour parler de l’intériorité radicale de la vie. Dans tous les cas, il s’agit d’un espace parallèle, construit à côté ou en face du monde commun. Ici, je m’en saisis pour désigner ces univers mentaux issus du doute délirant : des réalités alternatives où prospèrent les théories complotistes. Je vais explorer ces théories et en tirer la logique perçue et revenir sur les biais qui interviennent :

Bienvenue sur Terre, version disque vinyle

Le premier concept qui me vient à l’esprit quand je pense à ces contre-mondes et au doute délirant, c’est la théorie du platisme. À première vue, leur conviction prête à sourire : affirmer au XXIᵉ siècle que la Terre est un disque bordé d’un dôme semble relever du canular. Mais cette croyance s’explique en partie par un mécanisme psychologique très banal : l’heuristique de disponibilité. Notre cerveau accorde spontanément plus de poids à ce qu’il perçoit directement qu’à ce qui exige un raisonnement abstrait. Et, sur ce point, nous sommes tous logés à la même enseigne : en marchant dans la rue ou dans la nature, tout paraît plat, car la rotondité de la Terre ne se perçoit qu’à des distances trop grandes pour nos sens. Là où la science accumule données, calculs et images satellites, les platistes opposent une évidence sensible : « je vois plat, donc c’est plat ».

À cela s’ajoute le biais de confirmation : une fois la conviction installée, on cherche avant tout les informations qui la confortent. Internet regorge de ressources et offre des espaces structurés comme terre-plate.org, un véritable portail dédié au platisme, riche en contenus et organisant un contre-monde cohérent autour de cette croyance. Certains platistes vont même jusqu’à chercher un vernis de rigueur scientifique. Ils citent par exemple l’expérience du Bedford Level, réalisée en 1838 par Samuel Birley Rowbotham, considéré comme le père du platisme moderne. Sur un tronçon rectiligne du canal de Bedford, long de près de dix kilomètres, Rowbotham plaça un télescope à vingt centimètres au-dessus de l’eau et observa un bateau équipé d’un drapeau. Selon lui, le bateau restait visible jusqu’au bout sans disparaître derrière l’horizon : une preuve irréfutable, pensait-il, que la Terre était plate. En réalité, l’expérience était biaisée par la réfraction atmosphérique, qui donne l’illusion d’une continuité. Répétée plus rigoureusement, elle a montré l’inverse : la courbure terrestre est bel et bien perceptible sur cette distance.

Mais l’argumentaire platiste ne s’arrête pas là. Il repose aussi sur le biais d’intentionnalité : si l’on nous affirme que la Terre est ronde, c’est forcément pour cacher quelque chose. La NASA et les gouvernements deviennent alors les grands metteurs en scène d’un mensonge planétaire. À cela s’ajoute l’effet Dunning-Kruger : persuadés d’avoir perçu ce que les experts refusent de voir, certains platistes se croient plus lucides que les scientifiques eux-mêmes, précisément parce qu’ils ne mesurent pas l’ampleur de leur ignorance. Enfin, beaucoup brandissent ce qu’ils appellent un corpus de deux cents “preuves: une sorte de bible moderne qui aligne observations triviales, anecdotes mal interprétées et expériences bancales. L’accumulation seule tient lieu d’argument : peu importe que les “preuves” se répètent ou se contredisent, leur nombre suffit à donner l’illusion de la solidité.

🔎 Pourquoi s’accrocher au platisme (ou tout autre modèle) ?

Il est légitime de ne pas tout savoir. Personnellement, je ne maîtrise qu’une infime part de ce que la science avanceet je vis très bien avec cela. Je n’ai pas besoin de penser que tout est faux pour garder une vigilance critique. Assurément, il existe des zones d’ombre, des secrets, des intérêts cachés, mais de là à transformer chaque incertitude en machination universelle, il y a un gouffre. Le doute salutaire est plus ancré à mon sens dans la réalité et permet de remettre en doute des choses dans une plus juste mesure.

Mais, je me suis interrogé : si certains s’obstinent, ce n’est pas pour améliorer leur quotidien (ils ne respireront pas un meilleur air parce que la Terre serait plate), mais surtout pour répondre à des besoins psychiques et sociaux que voici :

  • Se sentir plus lucide que les autres (posture de dévoilement, héros au milieu des “endormis”) ;
  • Rejeter les élites et les institutions perçues comme mensongères (et sur ce point, je peux comprendre, parfois, l’agacement fasse à certaines décisions, l’injustice qui peut en découler…) ;
  • Préférer une explication simple et totale à un réel complexe et fragmenté (sur ce point, c’est justement cette complexité du monde que je trouve tellement passionnante !) ;
  • Ou appartenir à une communauté qui partage le même contre-monde.

Autrement dit, ces théories ne comblent pas une nécessité scientifique ; elles offrent du sens, de la défiance et une identité.

📊 Ordre de grandeur — Platisme

Selon un sondage YouGov de 2018, environ 2 % des Américains affirment « avoir toujours cru que la Terre est plate ». Parmi les jeunes de 18–24 ans, seulement 66 % se disaient certains que la Terre est ronde — ce qui signifie que jusqu’à 4 % de ce groupe croyaient franchement à la Terre plate (source).

Réécrire le temps : la tentation du complot présentiste

En deuxième position, je vous propose une extension de la théorie du présentisme – que l’on doit à l’historien François Hartog, notamment via son ouvrage Régimes d’historicité (2003), et qui s’inscrit dans ce que j’ai regroupé sous le nom des biais de centralité. Le présentisme académique désigne notre tendance contemporaine à tout rapporter au présent – mémoire, politique, futur, passé – au lieu de penser le temps comme une continuité. Autrement dit : nous lisons le passé avec nos préoccupations actuelles et nous envisageons l’avenir à travers l’urgence du présent.

Certains, cependant, ont radicalisé cette idée pour bâtir des contre-mondes pseudo-historiques. Ils ne parlent plus d’un biais de perception du temps, mais d’une falsification pure et simple de l’Histoire. Ainsi, selon l’Allemand Heribert Illig, le Moyen Âge n’aurait jamais existé : près de trois siècles (614–911) auraient été « inventés » par l’empereur Otton III et le pape Sylvestre II pour des raisons de prestige dynastique (phantom time hypothesis). De son côté, le mathématicien russe Anatoli Fomenko propose une Nouvelle Chronologie où toute l’Antiquité et le Moyen Âge se compriment en quelques siècles seulement : Jésus aurait en réalité vécu au XIVᵉ siècle et la plupart des empires antiques seraient des doublons historiques.

Ces récits séduisent parce qu’ils exploitent plusieurs failles. D’abord, ils s’appuient sur des incohérences réelles (erreurs de calendrier, contradictions dans certaines chroniques), qu’ils exagèrent pour en faire des preuves massives de falsification. Ensuite, ils offrent une explication simple et spectaculaire : au lieu de se confronter à la complexité de l’Histoire, il suffit de dire que tout est faux. Enfin, ils séduisent par leur posture héroïque : croire à ces thèses, c’est se placer dans la position de celui qui « ose voir » le grand mensonge. Dans la Russie post-soviétique, par exemple, la Nouvelle Chronologie a trouvé un certain écho, car elle proposait une Histoire alternative, plus valorisante pour l’identité nationale. On retrouve ainsi des motivations proches du platisme. Il faut ajouter que l’Histoire, contrairement à l’astronomie ou à la physique, est une discipline faite de traces fragmentaires, de zones d’ombre et d’interprétations. L’historien ne peut pas “prouver” le passé comme un physicien démontre une loi : il le reconstruit à partir de ce qui reste. Et c’est précisément cette part d’incertitude – constitutive et assumée par la discipline – qui fournit aux présentistes délirants la matière à leurs renversements. Ce qui, pour l’historien, est un silence du passé devient, pour le complotiste, une preuve de falsification.

Ces contre-mondes reposent ainsi sur des biais de perception bien connus : le biais de confirmation, qui transforme chaque incohérence en preuve définitive ; le biais de proportionnalité, qui exige qu’une anomalie cache forcément un vaste complot ; le biais d’intentionnalité, qui voit une falsification volontaire derrière chaque silence du passé ; et le biais de cohérence, qui préfère une Histoire réécrite d’un bloc à une réalité fragmentaire. Par-dessus tout, l’effet Dunning-Kruger, ici encore, pousse certains à se croire plus lucides que les historiens eux-mêmes, précisément parce qu’ils ignorent la complexité du travail critique et méthodique de la discipline. On passe ainsi du constat académique d’un rapport présentiste au temps à l’affirmation délirante d’un mensonge global, qui n’explique rien de la vie concrète mais flatte le besoin de sens, de défiance et de cohérence.

🧩 Les motifs récurrents des contre-mondes

Et, une fois de plus, je me dis : mais pourquoi consommer autant d’énergie ? On retrouve le même principe que pour les platistes : aucune amélioration pratique à la clé, mais un bénéfice symbolique et psychologique. Derrière chaque théorie farfelue, on retrouve en réalité des motifs récurrents qui constituent une sorte de squelette commun.

  • Le frisson du dévoilement : se sentir plus lucide que les autres en affirmant avoir percé un grand mensonge.
  • Rejeter les institutions : accuser les élites, les savants, les autorités d’avoir fabriqué ou caché la vérité.
  • Simplifier la complexité : préférer une explication linéaire et totale à un réel fragmentaire, incertain, contradictoire.
  • S’approprier le récit : se construire, avec quelques initiés, un contre-monde où l’on détient la « vraie » version des faits.

Autrement dit, l’intérêt n’est pas d’améliorer la vie concrète, mais de trouver un rôle, une cohérence et une communauté dans la contestation du réel.

📊 Ordre de grandeur — Présentisme délirant

La théorie de la « Nouvelle Chronologie » de Fomenko, largement rejetée par la communauté scientifique, jouit néanmoins d’un certain écho en Russie. Selon l’historien Charles J. Halperin (2011), jusqu’à 30 % des Russes pourraient témoigner quelque sympathie pour cette vision alternative de l’Histoire, ce qui indique une prédisposition notable à réécrire le passé (source). En revanche, en Europe occidentale, ces thèses restent marginales : l’adhésion est souvent inférieure à 5 %, ne mobilisant que quelques « curieux » ou sympathisants isolés.

👉 Même si elles restent minoritaires, ces croyances montrent comment des récits pseudo-historiques peuvent s’ancrer dès lors qu’un contexte culturel les rend plausibles.

Le « moon hoax » : entre rêve spatial et soupçon terrestre

On bascule ici sur quelque chose dont j’ai peut-être été un peu victime : ce que l’on appelle le « moon hoax« , le canular prétendu des missions Apollo pour aller poser le pied sur la Lune. Certains ont prétendu qu’il s’agissait d’une pure fiction en allant jusqu’à attribuer la mise en scène à Stanley Kubrick qui avait marqué les esprits avec son 2001, l’Odyssée de l’espace très peu de temps auparavant. Ce récit a quelque chose de fascinant, même pour moi : j’adore les histoires qui se passent dans l’espace, surtout au cinéma, et en même temps je n’irais jamais y mettre les pieds. Cette ambivalence – la fascination pour le cosmos et le soupçon que tout cela puisse n’être qu’un décor – crée un espace mental propice au doute. Je me suis déjà surpris à penser : « et si… ».

Une fois encore, pourtant, des biais cognitifs interviennent. Le biais de proportionnalité, par exemple, nous fait penser qu’un événement aussi colossal que la conquête spatiale doit forcément avoir une cause proportionnelle. Tout est tellement grand et spectaculaire qu’il doit y avoir une machination. Ensuite, et j’avoue que je l’ai eu, il y a ce raisonnement anachronique : soit la propension, ici, à penser qu’en 1969, la technologie semblait, surtout en comparaison avec notre technologie informatique actuelle, insuffisante. D’autant plus que cela n’a jamais été reproduit. Que répondre à cela ? Le contexte, tout d’abord. L’objectif des États-Unis était, et surtout, de prouver leur supériorité en temps de Guerre froide ; c’est pourquoi le pays n’a pas hésité à fournir tout le budget nécessaire (plus de 4 % du budget fédéral américain américain de l’époque) pour que le projet réussisse coûte que coûte. Ensuite, les ingénieurs de l’époque maîtrisaient déjà des technologies extrêmement robustes, adaptées à leur mission (guidage inertiel, informatique spécialisée, redondance mécanique). On estime aussi que l’absence de retour massif sur la Lune n’est pas une preuve d’impossibilité passée, mais d’un désintérêt géopolitique après la victoire symbolique, ce que j’entends tout à fait. Le biais de confirmation ensuite : les adeptes traquent dans les images officielles la moindre anomalie – un drapeau qui semble flotter (alors qu’il oscillait simplement après avoir été planté), un ciel sans étoiles (effet d’exposition des caméras), des ombres qui paraissent divergentes (perspective sur un sol irrégulier). Autant d’illusions photographiques ou physiques connues, mais réinterprétées comme preuves d’une supercherie. Et, enfin, tout naturellement, on a toujours un soupçon de biais d’intentionnalités’il y a des incohérences, c’est ce que l’on nous cache quelque chose – et l’effet Dunning-Kruger qui joue à plein : des amateurs persuadés de voir ce que les ingénieurs et astronomes auraient « oubliés« .

🌙 Le complot auquel j’aurais pu croire

Il ne faut parfois pas grand-chose pour que le doute s’enracine. De la répétition, un afflux de « preuves » même incohérentes, et la conviction peut se cristalliser. Ce qui devrait rester un doute salutairecette indispensable vigilance face aux récits officiels – se transforme alors en contre-monde délirant où chaque détail alimente l’idée d’un mensonge global.

Et je dois l’avouer : je n’ai pas été loin d’y croire à cette histoire de moon hoax. Sans doute parce que c’est le récit qui me séduisait le plus. Ce mélange de fascination et de distance rendait l’idée d’une mise en scène presque désirable : et si tout cela n’avait été qu’un décor ? En un sens, c’était le complot auquel je voulais le plus croire – non pas parce qu’il contredisait mon imaginaire, mais parce que, paradoxalement, il le prolongeait.

📊 Ordre de grandeur — Moon Hoax

Des sondages américains suggèrent que 6 % de la population croit que l’alunissage a été truqué, avec un supplément de 5 % d’indécis selon un sondage Gallup de 1999 (Gallup, Time). Plus récemment, une enquête européenne TRESCA (2022) a estimé que jusqu’à 25 % des Européens ne croient pas ou doutent que l’homme ait marché sur la Lune (Science Business).

👉 Malgré les évidences scientifiques et historiques abondantes, une minorité persistante continue de douter — entre méfiance culturelle, sensationnalisme médiatique et prestige du récit conspirationniste.

Fantasmagories contemporaines et déclinaisons du soupçon

Quel que soit le soupçon de complot, on retrouve le même schéma de pensée. Ne change que le décor : ciel, sol, corps, pouvoir. J’ai essayé de pousser un peu la recherche et je dois dire que notre Humanité ne manque pas d’imagination. Voici donc une petite galerie de ces mondes parallèles où la mécanique reste globalement la même. Je vous propose de dérouler si besoin car il y a du contenu ou de passer directement à la suite.

🌍Terre et cosmos

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🌍 Terre creuse

Ce que l’on pense
La Terre ne serait pas pleine mais creuse, abritant des civilisations souterraines avancées (souvent appelées Agartha).

Pourquoi
Parce que certains récits anciens évoquent des mondes sous la surface, et que les cavernes ou les volcans alimentent l’imaginaire d’un “monde d’en dessous”.

Les biais
– Biais de disponibilité : on observe des grottes, des gouffres → on extrapole.
– Biais d’intentionnalité : si on nous dit que tout est plein, c’est pour cacher quelque chose.
– Biais de cohérence : tout relier en un seul récit plutôt qu’accepter la diversité géologique.

La réalité
Les relevés sismiques montrent que la Terre est composée de couches solides et liquides, jusqu’au noyau métallique. Aucune trace d’un vaste espace creux.

📊 Ordre de grandeur

La croyance en une « Terre creuse » reste très marginale. Elle circule surtout dans les communautés ésotériques et ufologiques. On estime que moins de 1 % de la population mondiale y adhère réellement, même si les vidéos YouTube associées cumulent plusieurs millions de vues (IFLScience).

🌍 Terre double / gémellaire

Ce que l’on pense
Une planète “jumelle” existerait toujours à l’opposé de la Terre, cachée derrière le Soleil.

La réalité
Les orbites planétaires sont parfaitement modélisées. Aucun corps massif ne pourrait rester éternellement caché.

📊 Ordre de grandeur

Aucune enquête ne chiffre précisément cette croyance. Elle reste anecdotique, relayée surtout dans des vidéos ou forums complotistes. On peut l’estimer à bien moins de 1 % de la population, mais avec un effet viral en ligne disproportionné.

🌙 Lune artificielle

Ce que l’on pense
La Lune ne serait pas un satellite naturel, mais une construction creuse.

La réalité
La Lune est un satellite naturel issu d’un impact géant il y a 4,5 milliards d’années.

📊 Ordre de grandeur

Comme pour la Terre creuse, la croyance reste marginale (1–2 % au maximum). Elle circule surtout dans les milieux ufologiques et ésotériques (Space.com).

☀️ Soleil noir

Ce que l’on pense
Un astre mystérieux existerait au centre de la Terre ou au-delà du cosmos visible.

La réalité
Aucun relevé scientifique ne confirme cette idée. C’est un objet symbolique, récupéré par des idéologies occultistes.

📊 Ordre de grandeur

Pas de chiffres fiables. La notion de “Soleil noir” survit surtout dans les cercles ésotériques ou néonazis, sans véritable ancrage populaire (moins de 1 %). Source : USHMM.

🛸Extraterrestres et technologies cachées

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🛸 Roswell & Area 51

Ce que l’on pense
En 1947, un OVNI se serait écrasé près de Roswell, et l’armée aurait dissimulé l’événement ; Area 51 abriterait restes extraterrestres et technologies secrètes.

Pourquoi
Couverture militaire initiale + base ultra-sécurisée = imaginaire du secret. Dans la société post-guerre froide, Roswell devient un récit collectif : le symbole d’un pouvoir opaque qui cache “la vérité”. Les forums et documentaires sensationnalistes entretiennent une spirale informationnelle où chaque détail nourrit la légende.

Les biais
Biais d’intentionnalité : “s’ils cachent, c’est extraordinaire”.
Biais de proportionnalité : grand secret → cause gigantesque.
Biais de disponibilité : cas emblématique ressassé.

La réalité
Documents déclassifiés : ballons-sondes de haute altitude ; Area 51 = site d’essais aéronautiques (ex. U-2). Roswell illustre bien la logique de post-vérité : le mythe est devenu plus fort que les faits établis.

📊 Ordre de grandeur — En 2019, un sondage YouGov indiquait que 54 % des Américains pensent que le gouvernement US cache des infos sur les OVNIs, et environ 20 % croient fermement à Roswell comme crash extraterrestre.

🛸 Technologies aliens

Ce que l’on pense
Fibre optique, microprocesseurs, laser viendraient d’une rétro-ingénierie d’OVNI récupérés.

Pourquoi
Le saut technologique du XXᵉ siècle paraît “trop rapide”, donc extraordinaire. Ce récit fonctionne aussi comme une critique sociale : si les progrès sont “venus d’ailleurs”, ce n’est plus la science humaine qui est valorisée, mais l’idée d’un savoir caché aux mains d’élites. Ici, on retrouve le capital symbolique (Bourdieu) : affirmer que l’on “sait” d’où vient vraiment la technologie, c’est se distinguer comme lucide.

Les biais
Biais de proportionnalité : progrès fulgurant → cause non humaine.
Biais d’anthropomorphisme : projeter nos technologies idéales sur l’extraterrestre.
Biais d’intentionnalité : “les États cachent un savoir supérieur”.

La réalité
R&D cumulative (Bell Labs, Intel…), collaborations, effets d’échelle et d’industrialisation. Le mythe, lui, persiste parce qu’il donne une aura mystique aux progrès scientifiques.

📊 Ordre de grandeur — Selon un sondage YouGov 2019, près de 45 % des Américains pensent que le gouvernement détient des technologies extraterrestres.

🦎 Réptiliens

Ce que l’on pense
Les élites politiques seraient des créatures reptiliennes métamorphes manipulant l’humanité.

Pourquoi
Besoin d’un “ennemi absolu” personnifiant la défiance envers les puissants. Sur YouTube et dans des communautés complotistes, les “preuves” circulent en boucle, créant une chambre d’écho où le grotesque devient crédible par répétition. On est là dans une hyperréalité (Baudrillard) : le symbole des “réptiliens” a plus de poids que la réalité des faits.

Les biais
Biais d’agent caché : derrière tout pouvoir, une entité manipulatrice.
Biais d’intentionnalité : rien n’arrive par hasard.
Biais de proportionnalité : complot mondial → cause inhumaine.

La réalité
Mythe moderne popularisé par David Icke ; aucune preuve matérielle. Sa force vient moins de son contenu que de sa capacité à souder une communauté autour d’un récit distinctif.

📊 Ordre de grandeur — Un sondage Public Policy Polling 2013 révélait que 4 % des Américains croyaient littéralement aux reptiliens.

🛸 Abductions

Ce que l’on pense
Enlèvements récurrents par des extraterrestres, expériences, souvenirs effacés.

Pourquoi
Donne sens à des vécus troublants (paralysie du sommeil, hypnagogie, faux souvenirs induits). La circulation médiatique (films, talk-shows, témoignages publiés) alimente une spirale informationnelle où chaque récit en renforce un autre, jusqu’à constituer une “vérité” tribale pour ceux qui y croient.

Les biais
Biais de disponibilité : nombreux témoignages → illusion de fréquence.
Biais de confirmation : chaque détail nocturne devient “preuve”.
Biais de cohérence : récits qui se ressemblent se renforcent.

La réalité
Explications neuro/psy connues ; aucune preuve matérielle répliquée. Ici, la puissance du récit collectif surpasse largement l’analyse scientifique.

📊 Ordre de grandeur — Une enquête Harvard (Mack, 1994) estimait que 2 à 3 % des Américains déclaraient avoir vécu une expérience d’« enlèvement extraterrestre ».

☁️Environnement et climat

▶️ Dérouler pour voir les différents cas

✈️ Chemtrails

Ce que l’on pense
Les traînées blanches des avions seraient des dispersions volontaires de produits chimiques pour manipuler le climat ou la population.

Pourquoi
Phénomène visible par tous, parfois persistant → impression de “non naturel”. Sur les réseaux sociaux, les photos et vidéos circulent en boucle, formant une spirale informationnelle où chaque image devient une “preuve”.

Les biais
Biais de disponibilité : ce qu’on voit chaque jour devient suspect.
Biais d’intentionnalité : s’il persiste, “quelqu’un le veut”.
Corrélation illusoire : mal de tête/météo associés aux traînées.

La réalité
Ce sont des contrails (condensation de vapeur d’eau gelée) dont la durée dépend des conditions d’altitude. Le récit fonctionne comme un symptôme de la société du risque (Ulrich Beck) : ce qui est visible mais mal compris devient source de peur globale.

📊 Ordre de grandeur — Un sondage YouGov 2019 indique que 10 % des Américains croient aux chemtrails, et près de 30 % pensent que ce sujet mérite “plus d’enquêtes”.

⚡ HAARP

Ce que l’on pense
Le programme HAARP, officiellement dédié à l’étude de l’ionosphère, serait une arme climatique secrète.

Pourquoi
Techno + armée + phénomène invisible → imaginaire du projet caché. L’opacité institutionnelle nourrit la suspicion : la vérité perçue n’est plus scientifique, mais tribale (“si je suis du camp méfiant, je sais mieux”).

Les biais
Intentionnalité : si c’est militaire, c’est une arme.
Proportionnalité : grosses catastrophes → causes gigantesques.
Disponibilité : chaque ouragan devient “preuve”.

La réalité
Site utilisé pour des expériences scientifiques (chauffage local et mesures). Installations et publications accessibles, pas de pilotage météo global. HAARP illustre la post-vérité : une explication spectaculaire supplante une réalité technique ennuyeuse.

📊 Ordre de grandeur — Un sondage YouGov 2019 montre que 9 % des Américains pensent que HAARP est utilisé comme arme climatique.

🌡️ Réchauffement climatique truqué

Ce que l’on pense
Le réchauffement serait une invention ou une exagération orchestrée pour manipuler l’opinion et taxer.

Pourquoi
Effets parfois peu perceptibles localement + défiance envers les mesures publiques. Sur les réseaux, les “preuves contraires” circulent massivement, renforcées par des chambres d’écho : les anomalies météo deviennent plus convaincantes que les modèles climatiques.

Les biais
Disponibilité : “chez moi il fait froid, donc pas de réchauffement”.
Confirmation : ne retenir que les anomalies qui contredisent la tendance.
Intentionnalité : toute action climatique = manipulation.

La réalité
Consensus scientifique multi-sources (observations, modèles, proxys). Les variations locales n’invalident pas la tendance globale mesurée. Ce scepticisme illustre la marchandisation du doute : certains lobbies et influenceurs alimentent volontairement la controverse pour en tirer profit.

📊 Ordre de grandeur — D’après un sondage Pew Research 2023, environ 15 % des Américains pensent que “le réchauffement climatique est une exagération” — un chiffre bien plus bas en Europe occidentale.

❄️ Terre plate “glacée”

Ce que l’on pense
Au-delà de l’Antarctique s’étendrait une banquise infinie, gardée secrète par l’ONU pour cacher la “vraie” carte du monde.

Pourquoi
L’Antarctique est lointain et peu accessible, d’où les fantasmes de “mur de glace”. Les contenus circulent entre croyants platistes comme une preuve tribale : croire au “mur” devient une marque d’appartenance au groupe.

Les biais
Disponibilité : absence d’expérience directe → imagination fertile.
Intentionnalité : l’ONU cacherait un secret planétaire.
Cohérence interne : intégrer la glace comme bord du récit platiste.

La réalité
Continent cartographié, photographié et exploré : bases scientifiques, mesures satellites et campagnes sur le terrain confirment sa géographie. Le mythe illustre la logique de l’hyperréalité : l’image du “mur de glace” l’emporte sur toute observation concrète.

📊 Ordre de grandeur — Selon un sondage YouGov 2018, environ 2 % des Américains croient à la Terre plate. Le “mur de glace” antarctique fait partie des variantes les plus partagées dans ces cercles.

🧬 Santé, corps et science

▶️ Dérouler pour voir les différents cas

💉 Vaccins et puces

Ce que l’on pense
Les vaccins contiendraient des nanoparticules ou micro-puces pour pister/contrôler la population.

Pourquoi
L’invisible (nanotech, ARN, adjuvants) se prête aux projections de contrôle. Les réseaux sociaux amplifient les rumeurs via vidéos virales et témoignages, qui deviennent une “vérité tribale” dans certaines communautés.

Les biais
Intentionnalité : rien n’est “juste médical”.
Proportionnalité : pandémie mondiale → cause gigantesque.
Disponibilité : vidéos virales/témoignages comme “preuves”.

La réalité
Composition publique et contrôlée ; aucune micro-puce fonctionnelle injectée par aiguille standard sans détection. Exemple typique de post-vérité : l’imaginaire technologique l’emporte sur les données vérifiables.

📊 Ordre de grandeur — Un sondage YouGov 2020 indiquait que 44 % des Républicains américains croyaient que Bill Gates voulait utiliser les vaccins Covid pour implanter des micro-puces (24 % de la population totale).

💊 Big Pharma

Ce que l’on pense
L’industrie entretiendrait des maladies pour vendre des traitements à vie.

Pourquoi
Les scandales réels (prix, conflits d’intérêts) alimentent une suspicion totale. Croire à ce récit, c’est aussi revendiquer un capital symbolique : se présenter comme plus lucide que le “grand public naïf”.

Les biais
Agent caché : un acteur unique derrière tout.
Généralisation : quelques cas → système entier corrompu.
Confirmation : ne retenir que ce qui accuse.

La réalité
Dérives existent, mais la recherche et les agences sont multiples/concurrentes ; les progrès (vaccins, antibiotiques, thérapies ciblées) sauvent massivement des vies. La croyance persiste car elle transforme un système complexe en récit simple et manichéen.

📊 Ordre de grandeur — En 2021, un sondage YouGov montrait que 28 % des Américains pensaient que des élites utilisaient la pandémie pour “contrôler l’économie mondiale et augmenter leurs profits”.

🧫 Sida inventé

Ce que l’on pense
Le VIH aurait été créé en laboratoire pour cibler certaines populations.

Pourquoi
Coïncidence entre émergence, stigmatisation et enjeux géopolitiques. Cette théorie a été particulièrement relayée dans des contextes de défiance envers l’Occident, devenant un outil politique plus qu’une hypothèse scientifique.

Les biais
Proportionnalité : pandémie → cause humaine délibérée.
Intentionnalité : la souffrance doit avoir un “auteur”.
Hostilité : prêter des intentions meurtrières aux adversaires.

La réalité
Origine zoonotique documentée (passage de virus simiens), phylogénie et échantillons anciens à l’appui. Exemple d’épistémologie tribale : ce n’est pas la preuve qui compte, mais l’identité du camp auquel on croit.

📊 Ordre de grandeur — Dans les années 2000, une enquête publiée dans JAIDS montrait que 34 % des Afro-Américains croyaient que le VIH avait été créé par le gouvernement américain pour nuire aux Noirs et aux homosexuels.

🎗️ Cancer guéri mais caché

Ce que l’on pense
Il existerait un remède universel, volontairement occulté pour raisons économiques.

Pourquoi
Une solution simple à une maladie terrifiante est émotionnellement séduisante. La promesse de “révéler ce qu’on nous cache” attire aussi des gourous et influenceurs : la croyance devient un produit monétisé.

Les biais
Simplicité : chercher une cause/solution unique.
Complot : si ce n’est pas disponible, c’est qu’on le cache.
Survivant : cas individuels “miraculeux” mis en avant.

La réalité
Les cancers sont multiples ; progrès constants (chirurgie, radio, chimio, ciblées, immuno) avec guérisons/rémissions en hausse, mais pas de remède unique. Ici se lit la marchandisation du doute : certains exploitent financièrement la défiance.

📊 Ordre de grandeur — Une enquête YouGov 2013 montrait que 27 % des Américains croyaient que le gouvernement dissimulait un remède universel contre le cancer.

🚰 Eau fluorée

Ce que l’on pense
L’ajout de fluor serait un outil de contrôle mental des masses.

Pourquoi
Intervention “par en haut” sur un bien commun (l’eau) perçue comme intrusive. Le soupçon se nourrit d’une longue tradition de récits de “poison collectif”, renforcée par des chambres d’écho complotistes.

Les biais
Intentionnalité : mesure publique = manipulation.
Disponibilité : anecdotes sanitaires attribuées au fluor.
Corrélation illusoire : coïncidences prises pour causalité.

La réalité
Là où elle est pratiquée, la fluoration vise la prévention des caries ; doses encadrées et suivies par les autorités sanitaires. Mais le mythe persiste car il illustre la défiance contemporaine face aux institutions.

📊 Ordre de grandeur — Selon un sondage YouGov 2013, environ 9 % des Américains croyaient que la fluoration de l’eau servait à “contrôler la population”.

🕵️‍♂️ Politique et pouvoir

▶️ Dérouler pour voir les différents cas

🧿 Illuminati

Ce que l’on pense
Une société secrète gouvernerait le monde dans l’ombre.

Pourquoi
Les réseaux de pouvoir opaques alimentent l’idée d’un “cerveau caché”. Culture pop et forums entretiennent une spirale informationnelle, où le symbole (œil/triangle) circule et se “prouve” par répétition. Adhérer, c’est aussi se doter d’un capital symbolique de “lucidité”.

Les biais
Intentionnalité : rien n’est spontané, tout est planifié.
Agent caché : derrière les crises, une main invisible.
Proportionnalité : grands bouleversements → cause gigantesque.

La réalité
L’ordre des Illuminati a existé (1776, Bavière) puis a disparu. Il reste un mythe recyclé. Logique d’hyperréalité : le symbole finit par peser plus que les faits historiques.

📊 Ordre de grandeur — Selon un sondage YouGov 2013, environ 23 % des Américains croyaient que les “Illuminati” ou une autre société secrète contrôlaient le monde.

🌐 Nouvel ordre mondial

Ce que l’on pense
Un projet planétaire viserait à instaurer une domination unique.

Pourquoi
Mondialisation et sommets internationaux nourrissent l’idée d’un plan concerté. Chambres d’écho et mots-clés viraux transforment slogans et captures d’écran en “preuves”, dans une épistémologie tribale (vrai = partagé par mon camp).

Les biais
Proportionnalité : crises mondiales → cause coordonnée.
Confirmation : tout discours international devient “preuve”.
Cohérence : préférer un récit total à une réalité fragmentaire.

La réalité
ONU, FMI, G7… institutions multiples, concurrentes et souvent conflictuelles — loin d’un “plan unique”. La narration persiste car elle simplifie le chaos géopolitique (post-vérité).

📊 Ordre de grandeur — Un sondage YouGov 2013 indiquait que 28 % des Américains croyaient à l’existence d’un “Nouvel ordre mondial”.

🔄 Grande substitution

Ce que l’on pense
Un complot viserait à remplacer une population “d’origine” par une autre.

Pourquoi
Migrations visibles et mutations démographiques suscitent anxiétés et récits identitaires. Amplification algorithmique et “entrepreneurs du ressentiment” transforment l’angoisse en appartenance de groupe.

Les biais
Disponibilité : visibilité locale → extrapolation globale.
Intentionnalité : mouvement perçu comme orchestré.
Proportionnalité : changements sociaux → cause délibérée.

La réalité
Les migrations répondent à des facteurs économiques, climatiques et géopolitiques. La thèse de “substitution” relève d’une rhétorique idéologique qui tribalise la “vérité”.

📊 Ordre de grandeur — Un sondage Ifop 2019 montrait que 25 % des Français adhéraient à l’idée d’un “grand remplacement”.

💣 Attentats sous faux drapeau

Ce que l’on pense
Certains attentats (incendie du Reichstag, 11 septembre, etc.) auraient été organisés par les gouvernements eux-mêmes.

Pourquoi
Exemples historiques réels alimentent une généralisation. En ligne, la patternicity relie des coïncidences en trame cachée ; la spirale informationnelle transforme des anomalies en certitudes partagées.

Les biais
Confirmation : chaque incohérence devient “preuve”.
Intentionnalité : si cela profite à un État, c’est qu’il l’a fait.
Cohérence : réinterprétation de chaque détail en faveur du récit.

La réalité
Des opérations sous faux drapeau ont existé, mais elles ne prouvent pas que tous les attentats suivent ce schéma. Il faut juger cas par cas, méthodiquement ; la logique de post-vérité, elle, homogénéise tout en un seul récit.

📊 Ordre de grandeur — En 2011, un sondage YouGov indiquait que 15 % des Américains pensaient que le gouvernement était complice des attentats du 11 septembre.

🕵️ Deep state

Ce que l’on pense
Un “État profond” invisible manipulerait les démocraties, au-delà des gouvernements élus.

Pourquoi
La complexité institutionnelle et l’opacité des services secrets favorisent l’idée d’un pouvoir unique. Dans certaines communautés, “croire au deep state” marque l’appartenance à un camp (vérité tribale), renforcée par des chambres d’écho.

Les biais
Agent caché : il y a toujours une main derrière.
Intentionnalité : rien n’arrive sans volonté cachée.
Proportionnalité : crises politiques → cause d’un “pouvoir secret”.

La réalité
Les États comportent bureaucraties, lobbys et contre-pouvoirs en compétition — pas un bloc monolithique. Le récit persiste car il simplifie l’opacité démocratique en un personnage unique.

📊 Ordre de grandeur — En 2018, un sondage Monmouth University montrait que 74 % des Américains pensaient qu’un “deep state” influençait la politique nationale.

📜 Histoire alternative

▶️ Dérouler pour voir les différents cas

🚀 Nazis sur la Lune

Ce que l’on pense
Le IIIᵉ Reich aurait survécu après 1945 en installant des bases secrètes sur la Lune.

Pourquoi
Le mythe technologique nazi (armes secrètes, fusées V2) nourrit l’idée qu’ils auraient “pris de l’avance” et fui hors Terre. Dans la culture populaire, ce récit circule comme une hyperréalité : des films comme Iron Sky lui donnent une consistance qui dépasse les faits.

Les biais
Proportionnalité : régime extrême → fuite spectaculaire.
Intentionnalité : rien n’aurait vraiment pris fin en 1945.
Confirmation : progrès spatial = héritage nazi caché.

La réalité
L’Allemagne nazie a été militairement écrasée. Les technologies de fusées (ex. Wernher von Braun) ont été récupérées par les États-Unis et l’URSS, pas par une fuite lunaire. Mais la croyance persiste car elle donne à l’histoire une aura dramatique et spectaculaire.

📊 Ordre de grandeur — Pas de sondage officiel large, mais le mythe reste marginal. Selon un Ifop 2019, seuls 1 à 2 % des Français se disaient prêts à croire à l’existence de bases nazies sur la Lune — surtout via des forums ou la culture pop.

🌊 Atlantes survivants

Ce que l’on pense
Les Atlantes, civilisation avancée décrite par Platon, auraient survécu et dissimulé des technologies oubliées.

Pourquoi
Le récit du continent englouti nourrit l’imaginaire d’une sagesse perdue et d’un âge d’or brisé. Croire aux Atlantes, c’est aussi se doter d’un capital symbolique : se poser comme initié d’une vérité “cachée” que la science officielle refuserait. Pseudo-archéologues et documentaires sensationnalistes exploitent cette marchandisation du mythe.

Les biais
Âge d’or : croire qu’il existait une perfection passée.
Confirmation : ruines/artefacts mystérieux assimilés aux Atlantes.
Sens caché : derrière chaque mythe, une “vérité dissimulée”.

La réalité
L’Atlantide est une allégorie philosophique de Platon. Les civilisations réelles (minoen, etc.) témoignent d’avancées mais pas d’un empire englouti global. Ici, l’illusion d’un passé parfait sert à exprimer le malaise du présent.

📊 Ordre de grandeur — Selon un sondage YouGov 2018, près de 57 % des Américains déclaraient croire que l’Atlantide a réellement existé (mais sans préciser la version “survivants cachés”).

🔮 Ésotérisme et occultisme

▶️ Dérouler pour voir les différents cas

🐇 QAnon

Ce que l’on pense
Une cabale d’élites pédosatanistes gouvernerait le monde et un “sauveur” mènerait une guerre secrète contre elle.

Pourquoi
Récit manichéen (bien/mal) + anonymat numérique → imaginaire héroïque collectif. Le mouvement s’est surtout nourri d’une spirale informationnelle : des groupes en ligne qui, par l’entre-soi, renforcent sans cesse leurs propres croyances. On retrouve aussi l’effet de chambre d’écho (Pariser) : les algorithmes proposent toujours plus de contenus similaires, ce qui enferme les croyants dans une bulle. Enfin, la “vérité” y est définie par l’appartenance au groupe : c’est une épistémologie tribale, où croire = appartenir. À cela s’ajoute une marchandisation du doute : influenceurs, conférenciers et vendeurs de produits exploitent la croyance comme ressource économique.

Les biais
Confirmation : chaque détail médiatique devient un signe.
Intentionnalité : rien n’est spontané, tout est orchestré.
Cohérence : fusion de faits disparates en récit unique.
Renforcement social : la croyance se valide par l’écho du groupe.

La réalité
Mouvement né en ligne (forums 4chan/8kun), sans preuves matérielles ; dérive conspirationniste exploitée politiquement et commercialement. QAnon illustre comment une croyance peut devenir un contre-monde collectif, autarcique et résistant aux faits.

📊 Ordre de grandeur — Un sondage Ipsos 2020 indiquait que 17 % des Américains croyaient que QAnon était “plutôt vrai” ou “tout à fait vrai”.

🔮 Rituels occultes

Ce que l’on pense
Les hautes sphères politiques et économiques pratiqueraient des sacrifices secrets et des messes noires.

Pourquoi
L’opacité du pouvoir alimente l’idée d’un lien avec des forces obscures. Croire à ces récits permet aussi de se distinguer en revendiquant l’accès à un savoir “réservé” — un capital symbolique (Bourdieu). Ces narrations prospèrent car elles reposent sur la peur et la fascination : un exemple de post-vérité où l’émotion prime sur le fait.

Les biais
Sens caché : derrière chaque symbole officiel, une signification occulte.
Intentionnalité : la réussite doit venir d’un pacte.
Proportionnalité : puissance extrême → pratiques extrêmes.

La réalité
Aucune preuve sérieuse ; le récit recycle des mythes anciens (satanisme, messes noires) en instrument de peur et de distinction sociale.

📊 Ordre de grandeur — Pas de chiffres consolidés, mais selon l’Ifop 2019, environ 7 % des Français déclaraient croire à l’existence de réseaux occultes pratiquant des rituels sataniques.

🔢 Numérologie / codes cachés

Ce que l’on pense
La Bible, les Simpsons ou d’autres textes contiendraient des messages prédictifs cachés.

Pourquoi
L’esprit humain aime trouver des motifs et lire l’avenir dans l’ordre du monde. C’est un cas classique de patternicity (Shermer), notre tendance à voir des motifs partout. Parfois, la croyance prend le dessus sur la réalité : une forme d’hyperréalité (Baudrillard), où les “prédictions” des Simpsons semblent plus crédibles que le réel.

Les biais
Apophénie : voir des motifs où il n’y en a pas.
Confirmation : ne retenir que les “prédictions” réussies.
Sens caché : croire qu’il y a toujours un code secret derrière les textes.

La réalité
Coïncidences statistiques et biais de sélection. Les œuvres reflètent souvent leur époque, mais pas de code universel prédictif. Ce qui se lit, c’est surtout notre besoin de donner un sens caché au monde.

📊 Ordre de grandeur — Difficile à mesurer, mais un sondage YouGov 2018 montrait que près de 42 % des Américains croyaient à l’existence de pouvoirs psychiques ou divinatoires — terrain favorable aux “codes cachés”.

💻 Simulation

Ce que l’on pense
Nous vivrions dans une matrice informatique, avec parfois des “bugs de la réalité” comme indices.

Pourquoi
L’influence de la science-fiction (Matrix) et l’essor de l’informatique nourrissent ce doute existentiel. La simulation illustre aussi l’idée d’hyperréalité (Baudrillard) : quand la copie (le virtuel) devient plus crédible que l’original. Enfin, certains invoquent à tort une épistémologie anarchiste (Feyerabend) : si toutes les visions du monde se valent, alors la simulation est “aussi vraie” que la science.

Les biais
Auto-référentialité : penser le monde à l’image de nos technologies.
Confirmation : chaque anomalie devient un bug.
Proportionnalité : complexité du monde → programme caché.

La réalité
Hypothèse philosophique sérieuse (Bostrom), mais aucune preuve empirique. Les “bugs” relèvent de perceptions, coïncidences ou illusions cognitives. La simulation reste une spéculation conceptuelle, pas un constat matériel.

📊 Ordre de grandeur — Un sondage YouGov 2016 révélait que 25 % des Américains considéraient possible que nous vivions dans une simulation.

Le délire… mais dans quelle proportion ?

Pour chaque proposition de ce chapitre, je vous ai proposé un pourcentage de personnes « touchées » par le phénomène. En croisant la plupart des enquêtes nationales (YouGov, Ipsos, Ifop, Pew Research…), on constate que pour presque chaque grande famille de théories du complot, on trouve entre 10 % et 30 % d’adhésion selon les pays et les formulations. L’adhésion n’est pas exclusive : beaucoup de personnes croient à plusieurs récits en même temps. Les chercheurs parlent à ce propos de syndrome conspirationniste (Bronner, Taguieff, etc.). Cela gonfle mécaniquement la proportion totale de personnes « touchées » par au moins une théorie. Une méta-revue internationale publiée par Karen Douglas et ses collègues dans la revue Political Psychology (Understanding Conspiracy Theories, 2019) confirme ce constat : dans toutes les cultures étudiées, environ 25 à 35 % de la population adhère à au moins une croyance complotiste. À la louche, on peut donc avancer une approximation réaliste et transversale : une personne sur trois croit à au moins une théorie du complot.

🇺🇸 Pourquoi les États-Unis paraissent champions du complotisme

On a souvent l’impression que les Américains détiennent la palme des croyances complotistes. Ce n’est pas seulement une question de crédulité, mais le résultat d’un faisceau de facteurs :

  • Poids culturel : Hollywood, talk-shows et réseaux sociaux diffusent massivement leurs récits (Roswell, QAnon, JFK…).
  • Histoire politique : scandales (Watergate, CIA, Irak 2003) qui ont nourri une tradition de méfiance envers l’État.
  • Polarisation : Démocrates et Républicains s’accusent mutuellement de complots, ce qui entretient la suspicion.
  • Surreprésentation statistique : la majorité des grandes enquêtes (YouGov, Pew, Gallup) sont américaines, ce qui rend les chiffres plus visibles.

Cela dit, le complotisme est universel : en France, 1 personne sur 4 adhère à au moins 5 théories (Ifop 2019) ; en Russie, la Nouvelle Chronologie de Fomenko a touché des millions de lecteurs ; en Afrique, des récits sur le « Sida inventé » ou les vaccins ont fortement circulé ; au Moyen-Orient, les attentats « sous faux drapeau » sont très répandus.

👉 Les États-Unis sont donc un laboratoire hypervisible du complotisme, mais chaque culture développe ses propres récits, souvent adaptés à son histoire et à ses tensions locales.

III. Le mental des croyants : psychologie d’un contre-monde

À travers toutes ces variantes — qu’il s’agisse d’une Terre plate, d’Illuminati ou de QAnon — ce sont donc les mêmes réflexes psychiques qui se répètent. Du besoin d’être au centre à ce besoin viscéral de se donner du sens ou, comme je le disais, de simplifier un monde trop complexe – chose que j’ai du mal à comprendre tant que je trouve que cela donne du relief à notre quotidien. On retrouve la même cheminement : transformer l’incertitude en récit cohérent, aussi rassurant qu’illusoire. Les biais cognitifs que j’ai pointés chemin faisant (confirmation, proportionnalité, intentionnalité, etc.) dessinent un squelette commun. Le psychologue Leon Festinger parlait de la fameuse “dissonance cognitive” où plus la réalité contredit la croyance, plus celle-ci se renforce.

📖 Quand la prophétie échoue (Festinger, 1956)

Leon Festinger, avec ses collègues Riecken et Schachter, a observé une petite secte américaine persuadée qu’un déluge allait détruire la Terre en 1954. Les fidèles croyaient qu’ils seraient sauvés par des extraterrestres.

Lorsque la date fatidique est passée sans catastrophe, on aurait pu s’attendre à un effondrement de la croyance. Mais c’est l’inverse qui s’est produit : les adeptes ont redoublé de ferveur, interprétant l’échec comme la preuve que leur foi avait sauvé le monde.

Festinger y voit l’illustration parfaite de la dissonance cognitive : quand la réalité contredit une conviction centrale, on préfère réinterpréter les faits plutôt que d’abandonner la croyance. Plus l’engagement est fort, plus la dissonance pousse à se ré-enfermer dans le contre-monde.

👉 Ce mécanisme éclaire la persistance des théories du complot contemporaines. Comme pour cette prophétie ratée, chaque échec de prédiction (date apocalyptique repoussée, “preuves” invalidées, incohérences flagrantes) ne démolit pas la croyance : il la renforce, en fournissant une nouvelle rationalisation. C’est ainsi que les contre-mondes se protègent d’eux-mêmes et deviennent quasi imperméables au réel.

Michael Shermer, dans son livre The Believing Brain paru en 2011, évoque, lui, la patternicity (pattern = motif) : notre tendance à voir des motifs partout. Autant de façons de comprendre que le contre-monde n’est pas une anomalie rare, mais une réponse psychique presque naturelle à l’angoisse et au désenchantement. Et si la patternicity était le socle commun de tous les biais ? Voir des motifs, c’est déjà amorcer un récit (cohérence), y chercher une intention cachée (intentionnalité), puis défendre cette vision contre toute contradiction (dissonance cognitive). Shermer y ajoute l’agenticity : l’habitude d’attribuer ces motifs à des acteurs invisibles — dieux, élites, extraterrestres. De quoi donner à chaque coïncidence la force d’une “preuve”.

IV. Comment répondre sans nourrir le délire ?

Je vais être honnête avec vous : à part vaguement le “moon hoax” (cf. l’encart ci-dessus), ces récits me laissent globalement de marbre. Je les aborde comme des objets d’étude inertes plutôt que comme des sources d’adrénaline ou d’identité. Ce détachement me permet, je crois, de garder un regard plus froid, d’y repérer les biais, les incohérences et les ressorts rhétoriques. Et pourtant, j’aimerais vraiment que le monde soit plus extraordinaire qu’il ne l’est : grand amateur de science-fiction, il m’arrive de fantasmer sur les idées les plus folles. Mais face aux croyances qui imprègnent certains de mes contemporains — platisme et autres —, je me dis que même si l’on venait un jour à me prouver qu’elles sont vraies, cela ne changerait pas grand-chose à ma vie. Pour ce que l’on en sait, la méthode scientifique a permis de déconstruire la plupart des complots supposés. Et, contrairement à l’image d’une lutte entre “discours dominants” et “lucides”, il ne s’agit pas, à mon sens, de faire gagner un camp mais de tester les hypothèses et de voir ce qui résiste à l’examen.

Dans tous les cas, à ce stade de l’exploration, on comprend mieux, je l’espère, pourquoi et comment certains en viennent à se dresser contre le consensus général. Je sais que personne n’est à l’abri, y compris moi, de trébucher un jour dans un raisonnement d’abord cohérent et de basculer, presque à son insu, vers un autre type de doute. Ce qui me frappe, ce sont les chiffres : en France, un sondage IFOP pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch (fin 2018) a révélé que 21 % des Français adhéraient à cinq théories du complot ou plus. Quand je lis cela, je ne peux m’empêcher de me demander qui, parmi mon entourage, y est peut-être sensible — même sans l’avouer. Par projection, je sais que j’en aurais de profonds remords. C’est pourquoi j’attache tant d’importance au doute salutaire. C’est un mode de fonctionnement que j’ai adopté et qui me paraît le moins destructeur : rester vigilant sans se fermer, sceptique sans se dissoudre dans le soupçon, critique sans se perdre dans le délire.

V. Sources et ressources

🔎 Sondages et enquêtes

📚 Ouvrages et essais de référence

💡 Pour aller plus loin

  • Conspiraty Watch (FR) (observatoire du conspirationnisme)

Charte de transparence IA

🧠 Idée : 100 % humaine

📁 Structure : je voulais partir du doute, que j’entretiens avec beaucoup de fierté à la compréhension de comment on peut croire tel ou tel récit alternatif. L’idée d’ajouter un ordre de grandeur – pourtant assez logique – est arrivé sur le tard.

✍️ Rédaction : en discutant et en réfléchissant au doute, j’ai découvert que j’étais un adepte du doute socratique… et que je je pratiquais avec moi-même ce fameux art de la maïeutique. J’ai la chance de ne jamais avoir la doute paralysant… et à part quelque rêverie m’envoyait dans une réflexion du « et si« , j’ai pu, à mon tour, être victime de ce doute délirant. J’ai tenté pour ce texte une mise en page avec menu déroulant car je suis toujours gourmand en propositions et je voulais vous présenter une bonne palette de cas.

🎨 Illustration : générée à 100 % par IA

Intervention globale de l’IA estimée : 65 %


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QUI SUIS-JE ?

Portrait manga de Gaël Barzin

Le Rédacteur Moderne est une proposition simple — presque artisanale — née d’un besoin personnel : mettre des mots sur l’absurde, gratter le vernis du monde, et tenter de comprendre un peu mieux ce qui nous traverse.

J’y partage, sans prétention mais avec sincérité, des essais critiques, des fictions d’anticipation, et des réflexions sur l’éthique, la conscience, les tensions de notre époque.

J’explore les tensions entre lenteur et modernité, en mobilisant à la fois la pensée humaine et les outils technologiques contemporains — notamment l’intelligence artificielle, qui m’accompagne comme sparring-partner intellectuel.

Si ces fragments de pensée peuvent résonner avec d’autres, tant mieux. Sinon, ils m’auront au moins permis de rester un peu plus vivant.

— Gaël Barzin

🧠 Rédacteur augmenté
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